par ESTHER KHAN & JORIS MEZOUAR
Au regard du contexte sanitaire actuel dans lequel s’inscrit ce Festival Lumière, Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière, avait à cœur d’ouvrir cette masterclass par un mot de soutien envers les distributeurs et les exploitants de salle. Par ailleurs, il appelle le public à toujours se rendre en salle afin de soutenir les films qui décident de sortir.
Vient le moment d’accueillir les frères Dardenne. Après une standing ovation à leur entrée dans le théâtre des Célestins, ils laissent la parole à deux représentants des professions précaires et des extras. Ils évoquent le quotidien de nombreux travailleurs précaires en parallèle avec la vie de Rosetta, figure emblématique du cinéma des Dardenne interprétée par Émilie Dequenne et qui a convaincu le jury de David Cronenberg de leur remettre leur première Palme d’Or en 1999.
C’est par ce biais que s’engage alors la conversation.
Il se défendent avant tout de faire un cinéma militant envers lequel ils n’ont aucun mépris mais dont l’accouchement empreinte des chemins différents du leur. Ils veulent avant tout faire un cinéma qui aime le spectateur, c’est-à-dire faire vibrer chez lui la sensibilité du personnage sans nécessairement qu’il puisse s’identifier à lui.. C’est là un moyen de lui donner une existence et libérer le spectateur de tout préjugé. Ce geste de cinéma a pour ambition de faire germer chez ce dernier une empathie des personnages avec laquelle il repartira de la salle de cinéma et qui, ils l’espèrent, prolongera l’ambition du film au-delà de sa projection, « que le mouvement du film continue à vivre dans le corps et la tête du spectateur ». Il s’agit d’une véritable expérience esthétique vraisemblablement à la façon dont Kant l’envisageait, à savoir le sentiment de soi-même tel qu’on est affecté par une représentation.
Cette ambition justifierait selon Thierry Frémaux la fin abrupte de leur film qui a pour effet de nous laisser avec l’image du personnage devenu autre. Ils souscrivent à cette interprétation. Ils citent un critique anglais disant qu’il avait toujours l’impression d’être arrivé en retard devant un film des Dardenne. Le personnage a vécu avant et vivra après. Ils tentent simplement de capter le devenir autre du personnage.
Sur leur volonté de travailler ensemble, la question ne s’est jamais réellement posée. Cela s’est implicitement conclu à la rencontre du dramaturge Armand Gatti qui leur a fait réaliser la nécessité d’un travail fraternel. Ils sont retournés sur les paysages de leur enfance pour tourner des documentaires ensemble et jusqu’à aujourd'hui, leur collaboration n’a jamais cessé. Ils ne conçoivent pas non plus des projets l’un sans l’autre.
Pour chaque film, un important travail de préparation et de répétition est entrepris en amont du tournage.
Au sujet de la préparation, Luc habitant à Bruxelles et Jean-Pierre à Namur, ils restent constamment en contact sur des brèves d’histoires pouvant donner naissance à un film. Pour cela, ils travaillent conjointement dans l’élaboration d’une succession de scènes avec un début et une fin. Puis Luc part écrire un scénario de son côté en gardant un contact avec Jean-Pierre pour des conseils/avis.
Quant aux répétitions, celles-ci durent au minimum 5 semaines. Ils insistent tout d’abord sur le choix des accessoires qui donnent une présence au personnage. Ensuite, cette période d’expérimentation et de recherche permet d’atteindre de nouvelles possibilités de mise en scène. Cela a été le cas avec Olivier Gourmet avec qui les répétitions leur ont permis d’expérimenter de plus en plus les plans de dos, ce qui n’était pas du tout envisageable à l’origine. Enfin, s’impose la fameuse question que tout metteur en scène appréhende: où placer la caméra ? Eux le savent théoriquement: ils cherchent à mettre la caméra à la mauvaise place pour troubler le regard du spectateur. Jean-Pierre Dardenne cite Maurice Pialat qui, de manière très française, disait qu’il fallait « être dans le cul des choses ».
Ils appréhendent le cadre comme un espace vide à remplir. Pour donner une dimension humaine et donner droit à la puissance des corps, ils placent la caméra au milieu, sans regarder, “bourrée” du corps de l’acteur. Il faut avoir le moins de distance possible au départ pour ensuite en créer progressivement. Luc raconte qu’un jour, une productrice leur avait reproché de filmer des « profils perdus ». Et contre toute attente, ce fut l’effet recherché.
Il a été important pour eux d’accepter que des choses échappent à la caméra mais aussi au spectateur qui entame alors un travail de reconstitution et d’imagination. La passivité n’est pas requise devant leur film.
Ce travail méthodique leur a permis de marquer le cinéma d’une touche personnelle, d’un plan signature: « le plan de nuque », à savoir filmer la course d’un personnage de dos, caméra à l’épaule. Ils interprètent ce plan comme une intention dénuée de certitude, qui redonne toute la responsabilité du déplacement à l’acteur. Ne pas précipiter son pas mais le laisser inventer sa direction. Cela nécessite un travail important pour tendre au maximum vers l’illusion du documentaire - ne pas savoir où le personnage va, le suivre aveuglément dans sa démarche - alors que tout est calculé et chorégraphié en amont. La possibilité de s’arrêter et rebrousser chemin est laissée à tout moment pour le personnage, quitte à brusquer la caméra (ce que fait d’ailleurs Rosetta).
Le corps du comédien est très tôt devenu une obsession mais aussi une peur. Que faire de ce corps ? Cette interrogation s’est appariée avec la peur de ne pas savoir où poser la caméra et dans cette réflexion, « La Promesse » fut une étape importante. Ils pensent tout de même avoir réussi le passage du documentaire au cinéma au sein duquel ils se voyaient à cette époque comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
La conversation touche à sa fin après 1h30 de partage et de convivialité belge pour le plus grand regret des personnes présentes ainsi que des frères Dardenne et de Thierry Frémaux qui voit en cette conclusion, hâtive et ouverte, l’opportunité de réinviter les Prix Lumière 2020 ultérieurement pour poursuivre cette discussion.
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