Eléonore Prétet
Dans « La Favorite », le réalisateur Yórgos Lánthimos nous dresse le portrait d’Anne Stuart, une reine presque oubliée de l’histoire. Une reine seule dont la seule amie est Lady Sarah Churchill à une époque où l’Angleterre est en guerre avec la France. Une alliée et une maîtresse qui, la prenant par les sentiments et abusant sa la faiblesse, va tirer les ficelles du jeu politique à son avantage.
Lorsqu’Abigail Hill, la cousine de Lady Sarah arrive à la cour en tant que nouvelle servante après sa déchéance sociale, cette dernière la prend sous son aile pour en faire son alliée. Mais trop occupée par les affaires de l’Etat, Lady Sarah prête moins d’attention à la reine, une opportunité dont se saisit Abigail qui, d’abord timide et discrète, devient alors peu à peu la confidente et nouvelle amie de la reine. Une guerre froide entre les deux cousines débute et dont la seule victoire est de gagner le titre de favorite.
Les personnages d’abord
Un film centré sur un trio de femmes qui ne peut laisser indifférent. Elles ne sont ni hystériques, ni dans l’excès, elles ne sont pas non plus dans un esprit de sororité et de solidarité féminine : non c’est ici l’histoire d’une rivalité constante, une rivalité de pouvoir justement interprétée.
" Ces trois femmes forment donc un trio magistral d'humanité, de faiblesse, de force, de manipulation et de tragédie. Toutes trois esclaves à la fois de l’amour et de leurs ambitions, elles nous font douter de la définition même de l’amour. "
Olivia Colman qui est à la tête de ce trio est tragiquement superbe : elle joue une reine malade et paradoxalement solitaire au cœur de cette cour. Oscillant entre une petite fille fébrile et souffrante et une femme forte, son interprète fait justement transparaitre toutes les douleurs qu’elle a endurées tout en restant imprévisible.
Il y a ensuite la première favorite, Lady Sarah, dont la place centrale à la cour n’est plus à démontrer au début du film. Profitant de la faiblesse de sa souveraine, elle s’est subtilement emparé des rênes du pouvoir. On y retrouve une Rachel Weisz glaçante, que même une violente chute de cheval ne semble désarçonner de sa lutte pour le pouvoir.
Et enfin il y a Abigail Hill, la nouvelle venue qui ne pouvait à mon sens mieux être interprétée que par Emma Stone. En effet, elle joue ici d’un jeu dont elle a le secret grâce à ses mimiques faciales et un regard toujours mêlant tristesse et malice de telle sorte qu’on ne sait plus quand elle est sincère et quand elle ne l’est plus. C’est un personnage qui ne compte que sur elle-même pour satisfaire sa propre ambition : « Je suis toujours de mon côté » ; voilà une phrase qui plante le décor de son état d’esprit.
Ces trois femmes forment donc un trio magistral d'humanité, de faiblesse, de force, de manipulation et de tragédie. Toutes trois esclaves à la fois de l’amour et de leurs ambitions, elles nous font douter de la définition même de l’amour : est-ce le fait de se livrer à l’autre sans concession, de partager avec l’autre des moments de douceur et de sincérité comme par exemple cette scène symbolique entre Abigail et la reine avec les lapins ? Ou est-ce que l’amour ne peut être que l’amour de soi par la recherche de sa propre satisfaction ? Face à ce film, on ne sait plus ; ces femmes s’aiment elles-mêmes avant tout et c’est sans doute ce qui les conduit à aimer l’autre pour satisfaire leur amour narcissique et pervers.
Les hommes de ce film sont donc au second plan, souvent ridiculisés même comme le montrent par exemple les scènes du lancer d’oranges ou de la course des canards. Second plan dans ce film car au second plan dans la vie des femmes et c’est un message à forte résonance féministe qui prend tout son sens dans le contexte sociétal actuel faisant alors d’un film historique un film extrêmement moderne. Non la femme n’a pas besoin d’homme pour être à la tête d’un pays, pour mener le jeu politique ou pour même tout simplement exister ; les hommes font l’objet de très peu de considération, uniquement vu comme des objets de l’ascension sociale des femmes par les deux favorites.
Sur le plan visuel
Sur le plan visuel et la construction de l’image, ce qui est frappant ce sont ces plans à la caméra fish-eye, un objectif généralement plus utilisé en photographie. Cela permet ici des prises de vue larges déformant la réalité en faisant apparaitre des personnages plus petits dans un décor démesurément grand et ceci en dépit des nombreuses prises de vue en contre-plongée qui ne suffisent pas à leur redonner de la grandeur.
La musique
Un mot sur la musique désormais que j’ai personnellement trouvée sublimement juste et notamment Vivace de Vivaldi. Ce concerto participe en effet de cette atmosphère suffocante et angoissante, de cette idée que si l’on veut se faire entendre à la cour, il faut parler fort et attaquer sans avoir peur. Cette mélodie attaque avec un rythme presque militaire notre oreille par exemple comme les cris d’Abigail transpercent le mur des appartements de la reine pour attirer son attention et sa sympathie.
Ce film est d’un humour grinçant et cruel, où chaque personnage est à la fois celui qui se moque et celui qui est moqué. L’ambiance de ce film est d’un cynisme comique où triomphe la perversité ; en effet, chaque relation humaine est ici toxique et perverse, rien ne se fait sans calcul. Le seul personnage qui reste sans doute le plus pur et le plus crédule est sans doute celui de la reine.
De cette perversité se dégage une atmosphère malsaine et angoissante renforcée par la musique et les plans larges dont nous avons parlés précédemment qui font presque suffoquer. Et si on se rit sincèrement de certaines situations car elles sont effectivement comiques, on ne peut oublier que se présentent devant nous les ravages du pouvoir et de sa conquête sur la nature humaine.
Finalement, ce film est cyniquement jouissif, pour notre plus grand plaisir et je le recommande vivement à celles et ceux qui ne l’auraient pas vu.
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