Ce sont deux mouvements contraires que va tenter de concilier Théo Angelopoulos durant 3h50 : considérer 13 ans de conflit politique et armé sur le territoire grec - de Metaxas à Papagos - au fil des déambulations d’une troupe de comédien, tout en manipulant la matière cinématographique, le temps et l’espace, pour restituer un sentiment, et pas une histoire.
Samuel Füller était convaincu qu’il est impossible de restituer la guerre à un spectateur, de lui faire prendre la température de celle-ci ou l’immerger par des dispositifs visuels excessivement élaborés, à l’exclusion de le confronter véritablement face à un fusil chargé et braqué sur lui. En ce sens que la guerre est un visuel (et pas une image) exclusive de l’imaginaire où toute tentative de restitution, notamment récente (1917), est vaine. Pourtant, nous l’avons réellement vu. De l a guerre du Vietnam, retransmise en directe sur les chaines du monde entier, aux reportages et film tournés sur les terrains, nous sommes très peu, finalement, à avoir échappé à ces visuels authentiques, morphèmes d’une vérité restituée. Jamais celles-ci ne nous ont fait vivre la guerre.
Gravite autour de visuel, en l’occurence inaccessible, le sentiment. Celui-ci étant son corrélât sans en être exclusif. Le sentiment peut être restitué par une sensibilité visuelle autre qu’une vérité: l’image. Elle est quelque chose de construit, pas nécessaire, et donc qui échappe aux lois du réel.
Angelopoulos l’a très bien compris et réussi magistralement à s’émanciper de cette aporie délectable, car simple, pour déconstruire le fil de l’histoire afin de restituer une époque et donc procéder à un devoir de mémoire.
Car le but n’est pas de s’amuser de la guerre, de la trituré pour en obtenir du beau, du montrable. Choquer convenablement. À hauteur de l’idée que le spectateur peut se faire de la guerre. Il n’est pas non plus question ici de s’en tenir à une exhaustivité prospective ou éducative. Au bout du compte, pour un film relatant des faits de guerre, très peu de chose nous sont montrés et apprises. À s’en tenir aux dialogue et aux images, nous sommes rapidement désorientés.
Nous traversons sans cesses les époques non-chronologiquement avec à chaque fois aucune indication de date (ou très furtivement), également très peu de prénoms sont prononcés, certains personnages supposés morts réapparaissent naturellement ensuite, on aperçoit des drapeaux, emblèmes et uniformes indistinct nous informant que la Grèce de cette époque fut le carrefour des armés britanniques, françaises, turques, communistes, nazies et d’un peuple. Nous sommes témoins de faits de torture, d’assassinats, de révoltes populaires, le lynchages public ou de scènes scandaleuses. Mais jamais il nous sera autorisé d’accéder à un didactisme informatif.
C’est ainsi que jamais le cinéma n’a été aussi brillamment en mesure d’exprimer un sentiment carcéral, dictatoriale et d’oppression politique que dans Le Voyage des Comédiens.
Il redistribue les cartes d’une grammaire cinématographique en mutation, profondément inspirée par les théories brechtiennes du théâtre épique. La transportions de ces codes prennent corps au fil des successions de plan séquences amples et somptueux qui anéantissent un absolue du théâtre comme art de l’illusion et du divertissement . Jamais ce fond de toile servant la pièce itinérante n’accaparera l’entièreté du cadre, lequel en constante mobilité devenant un cache mobile, la renvoie à sa nature propre: un simple dessin. C’est aussi l’intrusion du réel dans sa représentation théâtrale - l’arrivé de militaires au milieu d’une représentation, un arrestation politique aux abord de la scène, un assassinat en pleine exaltation théâtrale avec des militaire britanniques, des actes de torture par des tortionnaires travestis en clown mais surtout, les témoignages face camera des comédiens du film, qui sont ceux de la pièce joué dans celui-ci mais aussi de vrai citoyens. Ces derniers nous rapportent un vécu qui ne vaut que pour ce qu’il est, une petite histoire, un chemin de vie. S’enclenche alors un travail de mémoire, ni banalisée ni sacralisée, sur les images vues pour envisager les enjeux de ce conflit. Théo Angelopoulos accède désormais à ce discours cinématographique recherché.
Le point d’orgue de cette anti-fresque, qui s’offre comme la récompense d’un engagement « physique » de longue durée, est ce plan-séquence d’une quinzaine de minutes environs, lors d’un bal en 1966 où se retrouvent partisans nationalistes et communistes pour fêter la chute de la dictature. Angelopoulos anticipe au milieu de son récit l’avenir de Grèce dans une confrontation sage et joviale qui dévoile à officieusement la gravité politique que ce pays devra faire face par la suite. On y trouve les esthétiques de son film suivant, tout aussi percutant et sublime: Les Chasseurs.
Ce cinema la, qu’on pourra it appeler méta-cinéma, nous informe de par son contenu mais également de par sa condition en tant qu’oeuvre. Il a été irrégulièrement réalisé, sur un territoire encore sous le joug d’une politique dictatoriale sur le déclin et constitue par son existence un double acte de résistance.
par JORIS MEZOUAR
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