par JORIS MEZOUAR
Devant Beau Travail, on sait rapidement que le cinéma, et lui seul, «peut trouver le mouvement secret de la matière» comme l’affirme Artavazd Pelechian; observer le morphème du mouvement à savoir le devenir autre d’un état.
Simplement, ce film nous montre l’aliénation d’une unité de légionnaire en Afrique à la brutalité aride d’un commandant incarné par Denis Lavant. Aujourd’hui, son corps fait autorité dans le cinéma français, devenu icône plastique sous l’œil de Leos Carax. Il semble pourtant mis sur la touche, en perdition, en raison de ses articulations rouillées qu’il évoque en ouverture de film et laissant entrevoir le poids de son travail avec Carax.
La chorégraphie de ces corps qui s’entrechoquent, relève d’images-pulsion. La bestialité de l’homme s’impose au crédit d’un récit qui travaille à leur redonner un éclat faillible que pourfend le commandant. Il ne s’agit pourtant pas de rendre les souffrances agréables et séduisantes à notre regard et d'ailleurs Claire Denis arrivera tout au long de ses films à contrecarrer cette idée (Trouble Every Day, Les Salauds et High Life).
Au contraire, la vision d’un sang détonne et fait converger en son centre l’attention du spectateur. A la manière dont l’analysait Godard : ce n’est pas du sang, c’est du rouge. La mal transcende sa propre condition pour entacher le récit de la cruauté qu’il porte.
Ce mal, qui résonne à la rencontre des corps, au gré des chorégraphies militaires, nait aussi de la répétition des mouvements jusqu’à leur limite : lorsque leur mécanique s’use, jusqu’à ce que l’enveloppe du corps n’est plus à même d’accueillir ce qu’il contient. Puisque chez l’Homme et son environnement, tout dit la répétition: du cycle des saisons visible dans le film jusqu’à sa respiration (plan d’un veine battant au rythme cardiaque). Claire Denis reconduit ce postulat jusqu’à qu’un produit apparait, une énergie. Cette énergie ensevelie du corps social est aussi celle du commandant qui, à la veille de son retour en France pour répondre de ses exactions, fait éruption dans une scène de danse sensationnelle qui clôt le récit.
S'il y a mouvement, il y a temps. Et le cinema est du temps avant d’être de l’espace. Claire Denis se refuse à laisser son récit à la loi du temps réel. C’est ici l’art d’un excellent cinéaste. L’art de maîtriser les forces en présence, de ne jamais s’y accommoder. Elle fabrique l’intemporalité par un procédé d’isolement qui passe par l’image (leur succession échappe à un récit linéaire et narratif ; l’infinitude beauté des paysages divers au milieu desquels progresse cette troupe) et par la mise-en-scène (dire à l’un d’eux qu’il n’est plus africain mais légionnaire; condamner un autre à la mort certaine, seul, au beau milieu d’un désert de sel ; vider le cadre des camarades de l’un au prononcé de sa sanction). L’intemporalité visée ici est le non-temps plutôt que le tout-temps. Nous somme incapables d’assigner les images que nous voyons à un réel immédiat.
Claire Denis s’impose comme contemplateur de l’épuisement des corps et contempteur de leur toute-puissance à la manière de Kechiche, Pollack, Carax ou encore Herzog. Le regard qu’elle porte sur la mécanique du corps atteint des moments de sublime rarement envisagés par le cinéma.
JORIS MEZOUAR
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